Paul Durand-Ruel est bien connu comme le défenseur de " la belle École de 1830 " (Delacroix, Corot, Daubigny, Millet...) et surtout comme " le marchand des Impressionnistes" (Monet, Renoir, Degas, Manet, Sisley...). En revanche, on ignore généralement qu'il a apporté le même soutien indéfectible à cinq peintres de la génération post-impressionniste (Moret, Maufra, Loiseau, G. d'Espagnat et André) qui étaient attachés à sa galerie par un contrat moral d'exclusivité. Cette méconnaissance tient pour une part à ce qu'il n'a pas vécu assez longtemps pour assurer leur succès. Ils sont entrés dans son écurie au milieu des années 1890 - il avait déjà dépassé la soixantaine -, à un moment où l'impressionnisme commençait tout juste à être reconnu par la critique et par les amateurs d'art éclairés : c'est en 1895 que Monet expose triomphalement chez Durand-Ruel sa série des Cathédrales de Rouen. Quand le galeriste meurt en 1922, après s'être retiré des affaires depuis quelques années, ses poulains n'ont pas eu le temps d'atteindre la grande notoriété. Cette méconnaissance tient pour une autre part à ce que ces peintres - aujourd'hui bien présents dans les grands musées, dans les collections privées et sur le marché international de l'art - n'ont bénéficié, au cours des années passées, d'aucune exposition collective qui aurait permis de les découvrir en tant que groupe, d'apprécier leur valeur et de mesurer leurs affinités. Et cela alors même que Durand-Ruel les faisait très souvent exposer ensemble, tant à Paris qu'à New York. Le propos de l'exposition est de réparer cette injustice, en présentant des toiles très rarement exposées, mais révélatrices du grand art de ces peintres.
Gustave Loiseau, Le Pont suspendu à Triel, c. 1917, Huile sur toile, Collection particulière, © Musées de Pontoise
L'exposition permettra de dégager les proximités stylistiques de ces peintres de la " troisième génération Durand-Ruel ". Trois d'entre eux - Henry Moret, Maxime Maufra et Gustave Loiseau - sont des paysagistes et des marinistes, qui s'inscrivent dans le sillage de l'impressionnisme, tout en lui apportant de notables inflexions. Henry Moret et Maxime Maufra, en particulier, ont participé, à la fin des années 1880, à l'aventure de Pont-Aven, aux côtés de Paul Gauguin et du groupe synthétiste. Les deux autres - Georges d'Espagnat et Albert André - s'inscrivent davantage en rupture avec l'esthétique impressionniste, préférant au paysage les scènes de genre et la peinture décorative.
Albert André, Femme aux paons, 1895, Huile sur toile, Collection particulière Photo Archives Durand-Ruel, © Durand-Ruel & Cie
Enfin, l'exposition sera l'occasion de découvrir, à travers un catalogue très documenté, les relations professionnelles mais aussi amicales qui unissaient ces peintres entre eux et avec leur marchand. Les commissaires se sont livré à un dépouillement systématique des archives de la maison DurandRuel - catalogues d'expositions, livres de stock, de comptabilité, de remis en dépôt - et ils ont décrypté et exploité toute la passionnante correspondance échangée entre Durand-Ruel père et fils et leurs artistes. Cela leur permet de livrer ici un travail de première main, éclairant une période très riche de l'histoire de l'art.
Henry Moret, Goulphar, Belle-Île, 1895, Huile sur toile, Paris, musée d'Orsay, dépôt au musée des beaux-arts de Quimper, don du comte Jean d'Alayer, 1951, © Musée des beaux-arts de Quimper​
L'exposition réunit soixante peintures, généreusement prêtées pour moitié par des institutions publiques françaises et étrangères et pour moitié par des collectionneurs. La plupart n'ont jamais été montrées au public. À l'entrée de la Ferme Ornée, le Portrait de Paul Durand-Ruel par Renoir accueille les visiteurs. Ce dernier a réalisé ce portrait après plus de 30 ans d'amitié. L'exposition commence au premier étage avec trois paysagistes et marinistes : Gustave Loiseau, Maxime Maufra et Henry Moret.
Chevalet sous le bras, tenant dans leurs mains des toiles de moyen format, ces trois peintres arpentent inlassablement, par tous les temps, les rivages et les falaises de la Normandie et de la Bretagne, cherchant dans un style spontané à capter les lumières fugaces et insaisissables de ces régions côtières.
Gustave Loiseau, Falaise Etretat, 1902, Huile sur toile, Collection particulière Photo Archives Durand-Ruel, © Durand-Ruel & Cie
Loiseau ouvre cette première section avec quatorze toiles, représentant des vues de deux grands ports normands, Rouen et Dieppe, ainsi que des paysages d'Ile-de-France. Influencé par Monet, il peint en série les mêmes motifs à diverses saisons, tels un magnifique Bords de l'Eure (Château-musée de Dieppe) traité par petites hachures ou Le Pont du chemin de fer à Pontoise représenté sous la neige (Museum der Bildenden Künste, Leipzig).
Gustave Loiseau, Le Pont de Saint-Ouen, Pontoise sous la neige, c. 1908, Huile sur toile, Leipzig musée des Beaux-arts, don de la collection Bühler Brokhaus © InGestalt Michael Ehritt
Puis, avec un ensemble de vingt-quatre toiles, Moret et Maufra élisent la Bretagne comme leur terrain de jeu pictural. Souvent compagnons de travail, ils sont fascinés par la mer et produisent, dans un style synthétiste ou impressionniste selon le cas, de multiples vues du littoral, dans des compositions similaires, tels par Moret L'Île de Groix (musée de la Compagnie des Indes, Lorient) et par Maufra Les Trois falaises ,St Jean-du-Doigt (musée de Quimper) où le regard plonge sur la mer et les rochers.
Parfois, la mer disparaît au profit de la falaise animée de personnages, comme dans Les Rochers au bord de l'Aven de Moret (musée de Pont-Aven). Ou bien Maufra assiste, auprès des pêcheurs, à l'échouage d'un bateau un jour de mer agitée (Le Bateau à la côte, Morgat, musée André Malraux, Le Havre).
Maxime Maufra, Le Bateau à la côte, Morgat, 1902, Huile sur toile, Le Havre, musée d'art moderne André Malraux, © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
On descend au rez-de-chaussée et là l'ambiance change complètement avec Albert André et Georges d'Espagnat. Ces deux peintres, représentés par un ensemble de vingt-deux toiles, délaissent la mer au profit des scènes de genre et des portraits intimistes. La couleur s'intensifie et le format des toiles peut atteindre des tailles spectaculaires, tels La Gare de banlieue (musée d'Orsay) par Georges d'Espagnat ou La Femme en bleu (musée d'art sacré du Gard) par Albert André. Dans La Femme aux paons (A. André) et Après-midi d'automne (G. d'Espagnat), tous deux en mains privées, l'écriture, très décorative, se rapproche de celle des Nabis.
Georges d'Espagnat, Après-midi d'automne, c. 1899, Huile sur toile, Collection particulière, Photo Archives Durand-Ruel, © Durand-Ruel & Cie
Avec ce parcours en deux étapes, le visiteur accompagne les artistes dans leur recherche d'une nouvelle esthétique, qui les amène à s'éloigner peu à peu de l'impressionnisme, tout en gardant l'amour du plein air et la quête de la lumière qui ont fait son succès.
Une exigence d'exclusivité
Paul Durand-Ruel pose en principe que toute la production de l'artiste appartient à la galerie et que, sauf exception, le peintre ne peut vendre directement à un amateur. Cette règle protège évidemment les intérêts de la galerie contre des pratiques concurrentielles déloyales, mais elle protège aussi l'artiste, qui s'assure ainsi d'une cote stable, soutenue par le marchand en vente publique. Si l'artiste doit réserver la totalité de sa production au marchand, cela n'implique nullement que celui-ci doive acheter au peintre toutes ses œuvres.
Mais Paul Durand-Ruel leur en achetera beaucoup chaque année !
Paul Durand-Ruel et le post-impressionnisme à la propriété Caillebotte de mai au 24 octobre 2021 à Yerres (Essonne)
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